Deux photographes, une rue, et un malentendu persistant…
l faut en finir avec cette confusion aimable qui flotte depuis des décennies dans les allées pavées de la photographie urbaine. Deux figures y marchent côte à côte, comme deux silhouettes de Platon sur le chemin vers l’agora :
Le photographe de rue et le portraitiste de rue.
On les croit semblables parce qu’ils regardent dans la même direction. Illusion !Ils ne voient pas la même chose.Ils se partagent le macadam, respirent le même air, se heurtent aux mêmes passants, mais leurs yeux ne sont pas les mêmes instruments. L’un guette, l’autre appelle. L’un s’efface, l’autre s’avance.
Et c’est toute la différence.
Le portraitiste de rue : l’ambassadeur de la rencontre humaine
A ces côtés, voici le portraitiste de rue, cet autre pèlerin urbain qui ne se satisfait pas des coïncidences.Il réclame un vis-à-vis, un pacte, un échange de regards — cette monnaie primitive qui précède toute parole.
Sa rue n’est pas un décor : c’est une agora, un lieu de dialogue.
Sartre aurait applaudi : « l’autre est une présence, pas une silhouette ».
Son travail repose sur trois engagements :
l’interaction, même subtile, presque chuchotée ;
le consentement, qui transforme la capture en collaboration ;
la mise en lumière d’une individualité, unique, irréductible.
Il ne saisit pas un moment : il le co-crée.
Là où le photographe de rue vole la vie, le portraitiste la demande.
Là où l’un s’efface, l’autre se présente.
Le photographe de rue : le guetteur de l’instant, l’ascète du vif
Le photographe de rue, c’est le moine-soldat du réel.
Il arpente la ville comme on scrute un champ de bataille : silencieux, attentif, prêt à bondir lorsque le monde, dans sa grande indifférence, lui offre un fragment d’éternité en décadence.
Il ne cherche pas un visage.
Il cherche une collision entre le hasard et la lumière.
Nietzsche aurait dit : « il laisse danser le chaos ».
Barthes, lui, y aurait vu une “micro-événementialité du quotidien”.
Sa pratique repose sur trois dogmes :
le candid, ce vol assumé d’un instant irrépétable ;
la scène non orchestrée, qui se présente comme un cadeau — ou un avertissement ;
l’histoire spontanée, qui ne demande ni permission ni mise en scène.
Il n’a pas besoin de parler : la ville parle pour lui.
Il n’a pas besoin d’être vu : l’image doit naître précisément de son invisibilité.
Chaque coin de rue est un théâtre dont il n’est que l’ombre. La ville, elle, joue sa pièce sans répétition.
Le portraitiste de rue : l’ambassadeur de la rencontre humaine
A ces côtés, voici le portraitiste de rue, cet autre pèlerin urbain qui ne se satisfait pas des coïncidences.Il réclame un vis-à-vis, un pacte, un échange de regards — cette monnaie primitive qui précède toute parole.
Le portraitiste révèle la personne.
Le photographe de rue révèle la situation.
Deux vérités, ni supérieures ni concurrentes — simplement étrangères.
Cette frontière qu’on dit mince, mais que l’on franchit rarement par hasard
On voudrait croire que les deux pratiques se mêlent facilement. Que le photographe de rue, pris dans un élan d’empathie, deviendrait soudain portraitiste ; que le portraitiste, happé par une scène inattendue, se transformerait en photographe de rue.
Cela arrive, certes.
Mais la ville ne s’offre pas de la même manière aux deux regards.
L’un observe.
L’autre rencontre.
Ce sont deux gestes philosophiques, deux manières d’habiter le monde.
Ceux qui mélangent les deux écoles ignorent que la vraie frontière est invisible, mais infranchissable pour qui ne la reconnaît pas : l’intention.
L’intention : ce que les appareils photo ne sauront jamais remplacer
Peu importe le matériel, le modèle, la marque, le capteur ou le nombre de pixels — voilà la grande vérité que la technologie déteste.
Ce qui sépare les deux disciplines n’est pas dans l’objectif : il est derrière.
Chercher une scène, c’est déjà être photographe de rue.
Chercher une personne, c’est déjà être portraitiste.
La place accordée à l’humain change tout : dans la photographie de rue, l’humain est un acteur parmi d’autres ; dans le portrait de rue, il est le sujet, la raison, le centre.
Cette vérité simple déplaît car elle exige que nous nous regardions dans le miroir :
Que cherchons-nous vraiment en photographiant ?
Deux pratiques, une seule quête : comprendre le réel en marchant
Au fond, ces deux photographes sont comme deux philosophes antiques marchant sous les colonnades de la ville :
l’un écoute la rumeur du monde,
l’autre interroge ceux qui l’habitent.
L’un révèle l’anonymat,
l’autre révèle le visage.
Et parfois, oui, au détour d’une rue, ils se rejoignent — comme deux lignes parallèles qui, sous l’effet de la chaleur urbaine, semblent se toucher.
À ce moment précis, ils ne sont plus ni photographe de rue, ni portraitiste de rue.
Ils ne sont qu’une chose :
un regard qui tente de comprendre le monde.
Pourquoi mélanger ces deux manières de voir la ville dans une Masterclass de street photographie ?
Parce qu’au fond, ce mélange n’est pas une confusion : c’est une méthode d’éveil.
Si je mets côte à côte le photographe de rue — le guetteur du hasard — et le portraitiste de rue — l’artisan de la rencontre — ce n’est pas pour brouiller les frontières.
C’est pour obliger chacun à se demander :
« Et moi, comment est-ce que je regarde ? »
La street photography n’est pas seulement une discipline technique. C’est une discipline intérieure.
Elle ne commence pas dans l’appareil, mais dans le regard que l’on porte sur le monde, et dans la position que l’on accepte d’y occuper.
En confrontant ces deux approches, j’invite les participants à une introspection personnelle, une sorte d’audit de leur propre vision.
Car photographier la rue, ce n’est jamais neutre : c’est choisir entre l’attente silencieuse ou le rapprochement assumé, entre l’effacement ou l’adresse, entre raconter la scène ou révéler la personne.
Créer un déplacement intérieur
En travaillant tantôt l’observation pure, tantôt la rencontre directe, on provoque un déplacement intérieur.
On questionne ses réflexes, ses peurs, ses désirs, sa manière d’entrer en relation avec l’inconnu.
Certains se découvrent plus audacieux qu’ils ne le croyaient.
D’autres réalisent qu’ils aiment le silence des scènes furtives.
Tous comprennent qu’ils avaient un biais… sans jamais l’avoir interrogé.
Ce mélange, au fond, n’est qu’un outil pédagogique pour faire surgir ce qui, d’habitude, reste enfoui : notre manière profonde d’être au monde.
Prendre du plaisir dans les deux exercices
La rue est un terrain de jeu infini. Refuser l’une des deux approches, ce serait se priver de la moitié de ses possibles.
Photographier une scène sans intervenir, c’est goûter à la magie du réel brut.
S’avancer vers quelqu’un pour lui demander un portrait, c’est vivre une bouffée d’humanité.
En alternant les deux, on étire sa zone de confort, on amplifie sa palette, on redécouvre la ville non plus comme un décor, mais comme un organisme vivant qui réagit différemment selon la manière dont on l’aborde.
Et surtout : on retrouve du plaisir, de la fraîcheur, de la curiosité.
Finalement, se révéler soi-même
Si ces deux approches cohabitent dans ma masterclass, c’est pour mener à une conclusion simple :La street photography est un miroir.
Et ce qu’elle renvoie n’est pas une image de la rue… mais une image de nous.
Le photographe qui alterne les deux pratiques finit par comprendre ce qui le met en mouvement, ce qui le bloque, ce qui l’émeut, ce qu’il ose et ce qu’il évite. Il découvre que sa manière de photographier n’est pas un style : c’est une identité visuelle — parfois méconnue, parfois refoulée, parfois prête à éclore.
Mélanger ces deux approches permet cette révélation.
Pas pour choisir définitivement un camp, mais pour comprendre pourquoi on penche vers l’un, comment on nourrit l’autre, et comment, dans cette tension fertile, se construit notre singularité.
Lors de mes Masterclass, je mélange ces deux façons de voir la ville parce que : elles obligent chacun à une introspection authentique, elles ouvrent des horizons créatifs, elles redonnent du plaisir à photographier et elles révèlent, au bout du compte, le photographe derrière la photo.
Ce n’est pas une méthode. C’est une mise à nu. Gentille, guidée, bienveillante — mais une mise à nu tout de même.
Et c’est précisément là, que commence la véritable street photography.
David Ken




